Imad Mohamed Amine
Journaliste, analyste
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Le jeu de la Turquie en Libye commence à devenir dangereux, en ce sens qu’avec son soutien à un plan concerté sinon avec le maréchal Khalifa Haftar, du moins avec Moscou, il met en péril les pays voisins, la Tunise et l’Algérie.
A quoi joue la Turquie en Libye ?
Ankara et le jeu des puissances
L’intervention des Turcs en Libye pour appuyer Tripoli donne aussi à Ankara de nouveaux atouts pour ses ambitions maritimes en Méditerranée orientale. Les accords signés avec le GNA comprennent l’identification d’une frontière maritime mutuelle qui appuie les revendications maritimes turques face à ses voisins.
Les conflits de souveraineté dans cette région tendue opposent de longue date la Turquie et le régime séparatiste allié de République turque de Chypre du Nord d’un côté et la Grèce et la République de Chypre de l’autre. Les zones économiques exclusives (ZEE) revendiquées par chacun se chevauchent, du fait de l’imbrication entre le littoral anatolien et les îles grecques et chypriote. Ces tensions ne sont pas récentes et avaient déjà failli provoquer un conflit entre les deux pays en 1996, autour de l’îlot d’Imia. Elles avaient diminué dans les années 2000 grâce au rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne (UE), mais ont repris à partir de 2010. L’échec des négociations de 2015-2017 entre les deux communautés chypriotes et la crise migratoire de 2015 ont eu un effet négatif, mais ce sont surtout les découvertes majeures de gisements gaziers dans les fonds marins de la région qui sont en cause. Elles ont augmenté l’intérêt économique des ZEE et ont favorisé un rapprochement entre la Grèce et Chypre d’un côté et Israël et l’Égypte de l’autre. Ils collaborent depuis décembre 2017 autour du projet de l’EastMed Pipeline, qui permettrait d’exporter le gaz vers l’UE en évitant la Turquie.
De ce fait, prendre racine en Libye et bénéficier de son pétrole est un objectif plus que stratégique : vital.
On s’en souvient, il y a quelques années, au lendemain de l’appel du maréchal Haftar à « chasser l’occupant », le ministre turc de la Défense a rencontré des officiels libyens à Tripoli et les discussions se sont articulées autour de la tactique à adopter quant à une éventuelle riposte en cas d’offensive du maréchal Khalifa Haftar, qui avait appelé dans un discours à l’occasion du 69ème anniversaire de l’indépendance du pays, à « reprendre les armes » pour « chasser l’occupant » turc.
Jeu des chaises musicales
Quant il s’agit de la Libye, la Turquie devient rigoureuse et méthodique. Il y a un plan, des équipements, des outils et des hommes sur place. Rien n’est laissé au hasard. La Turquie dispose d’une base navale dans le port de Misrata, une base aérienne à l’aéroport de Mitiga (Tripoli), a relooké sa base militaire à al-Watiya, près de la frontière tunisienne et pourraient accueillir des avions de combat F-16. Elle déploie surtout des programmes de formation militaire à l’armée de Tripoli.
La seule chose qui a changé c’est ce silence face aux manoeuvres militaires de Haftar vers Ghadamès. Or Haftar n’a jamais été un objectif, mais un moyen tout au plus. Car pour Ankara, il ne s’agit pas de disqualifier Haftar mais d’étendre son hégémonie territoriale, de contracter des contrats juteux qui avoisinaient 20 milliards d’euros avant la chute de Kadhafi., de faire du business.
Ne perdons pas de vue que le GNA et la Turquie ont signé un accord de coopération militaire. Officiellement, seuls 35 conseillers militaires turcs sont présents à Tripoli pour former les combattants du GNA à l’utilisation de drones et d’armes antiaériennes.
Basé à Benghazi en Cyrénaïque, (à l’est), le maréchal Khalifa Haftar, 76 ans, ancien général disgracié de Kadhafi, revenu d’exil en 2011, est soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Il bénéficie aussi de l’aide depuis quelques mois de 1 000 à 4 000 mercenaires soudanais, recrutés auprès des nouveaux maîtres du Soudan, notamment Mohamed Dagalo, soupçonné de génocide au Darfour… Et aussi de plusieurs centaines de mercenaires russes, forcément acheminés avec le feu vert de Vladimir Poutine.
Aider Haftar à peu de frais, sans mettre en colère Triploi et l’Onu, être incontournable en Libye, est une stratégie russe, mais elle peut également devenir celle des Turcs.